Photographier c’est mentir

photo et mensonge apprenti photographe

Photographier c’est mentir. Eh oui, on entend souvent dire que la photographie est le biais idéal pour montrer la réalité qui nous entoure. Eh bien c’est complètement faux, photographier c’est mentir, travestir et déformer la réalité. Prétendre le contraire est soit malhonnête soit naïf.

 

Dans cet article, je ne vais pas parler des mises en scène, des Photoshoppages ou des composing. Il est évident que ces images-là n’ont pas pour but de montrer la réalité. Je vais parler de la photo “classique”, la photo sensée montrer la réalité, comme la photo de rue, la photo de voyage ou le reportage. De toute photo prise telle quelle et n’ayant pas été altérée en fait.

Dans cet article, je vais d’abord démonter l’idée que prendre une photo est forcément montrer la réalité, et je donnerai ensuite des exemples concrets (et si vous préférez voir ma tête, j’ai fait une version vidéo à la fin de cet article).

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1. Le mensonge de la photographie

Quand on prend une photo de quelque chose qui se passe devant nous, sans intervenir d’aucune manière, on peut avoir l’impression que notre photo a une certaine neutralité, qu’elle représente fidèlement ce qui vient de se passer. Mais cette neutralité n’est pas possible. Prendre une photo, c’est en fait faire une multitude de choix, qu’ils soient conscients ou inconscients. On choisit d’inclure ou non des éléments dans le cadre, on choisit un moment plutôt qu’un autre pour déclencher, on choisit de mettre en valeur (par la composition ou plus tard le post-traitement) une partie de l’image plutôt qu’une autre.

 

Prenons l’exemple de la photo de voyage, ou plus largement de la photo documentaire. Une photo, par essence, ne peut montrer qu’un instantané d’un endroit à un instant t.

Quand je montre à des amis les photos que j’ai prises quand j’habitais en Inde, plus des ¾ montrent des hommes et des femmes musulmans. Ce qui ressort du visionnage de ces photos, c’est qu’il y a vraiment beaucoup de musulmans en Inde. Et pourtant, c’est faux, c’est le cas de seulement 20% de la population. La série d’images est donc trompeuse car elle n’est pas dans son contexte. L’explication est très simple, j’habitais dans un quartier musulman de Calcutta, proche de la frontière du Bangladesh. Et surtout je trouve les grands barbus très esthétiques ! Mon environnement immédiat et mes goûts personnels ont donc énormément influencé mes photos.

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Je n’ai personnellement jamais prétendu que mes photos étaient représentatives de l’Inde, mais dans l’esprit du spectateur, s’il n’a aucune autre image à proximité pour contrebalancer mes photos, il va considérer naturellement que c’est un instantané réaliste de l’Inde contemporaine. De plus, c’est un réflexe normal en voyage (ou pas d’ailleurs) de prendre en photo ce qui nous interpelle, ce qu’on trouve surprenant ou différent. Nos photos seront donc plus un rapport d’étonnement qu’un véritable état des lieux. Bon, on n’a pas forcément cette prétention, mais il est mieux d’être conscient de ce décalage…

Une série, c’est un moyen de montrer plus d’une image, et donc d’apporter plus d’information et de coller plus près à la réalité. Mais ce n’est en fait pas suffisant. Une série d’image est généralement anglée, articulée autour d’un thème ou d’un message, d’un parti pris. Parce que justement on utilise la multiplicité des images pour confirmer ce qu’on veut dire.

 

Autre exemple, si vous regardez le feed Instagram de vos amis, il y a peu de photos d’eux en train d’aller au boulot sous la pluie, en général… Est-ce que ça veut dire que vos amis sont tous le temps en vacances au soleil ? Bien sûr que non, ils ont juste choisi leurs moments pour prendre des photos et les montrer. Et même si personne n’est vraiment dupe sur les réseaux sociaux, qui n’a jamais ressenti une pointe de jalousie en trainant sur Instagram et en pensant : “mes copains ont une meilleure vie que moi” ? C’est dire la capacité à déformer la réalité qu’ont les images…

Une image ne peut que mentir parce qu’on ne peut de toute façon pas montrer la totalité de la réalité. On ment donc tout simplement parce qu’on n’a pas le choix. Mais cela va plus loin. Quand on prend une photo, on ment aussi consciemment. On ment en choisissant un cadrage plutôt qu’un autre, ou encore en choisissant l’instant pour déclencher. Attendez les exemples dans la deuxième partie, tout sera plus clair !

 

La question que je me suis posée, c’est pourquoi on ment ? Je recense deux raisons principales :

  1. Par esthétisme. Pas grand-chose à dire, parfois inclure ou ne pas inclure un élément dans le cadre rend tout simplement l’image plus belle.
  2. Pour raconter une histoire, accentuer un message, dire quelque chose. Dans ces cas-là, on ment en fait en voulant mieux raconter la réalité, mais cette vérité n’est que la nôtre, une interprétation du monde qui nous est propre.

 

2. Quelques mensonges célèbres

Bon, récapitulons, comment nos images mentent-elles ?

  • Par le cadre
  • Par l’instant

Maintenant que cela est clair, quoi de mieux que des photos qui ont fait le tour du monde pour appuyer ce que j’avance ?

 

A. Parlons d’abords du cadre

Vous connaissez cette photo très célèbre ? Elle est surnommée la fillette et le vautour, elle a été prise au Soudan en 1993 par Kevin Carter.

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Quand on regarde cette image on a l’impression d’une petite fille livrée à elle-même, prête à être dévorée par un vautour dès qu’elle sera morte de faim. A l’époque de sa publication, elle a eu un retentissement mondial et a fait prendre conscience a des millions de gens de ce qui se passait au Soudan. Une enquête appondie sur les circonstances de la prise de cette photo a montré que le petit garçon (eh oui ce n’est même pas une fille, la légende est trompeuse) était à ce moment la pris en charge par une organisation humanitaire. Au moment de la prise de la photo, il était donc en train de faire la queue avec sa tante pour obtenir des rations alimentaires.

Et pourtant, le photographe a choisi de ne pas cadrer les adultes faisant la queue pour se concentrer sur l’enfant et le vautour. Ce choix très fort a complètement déformé la réalité, on passe d’une file d’attente humanitaire à une fillette mourant toute seule au milieu du désert. Voilà de quoi je parle quand je dis que le choix du cadrage nous fait mentir.

Les raisons qui ont poussé le photographe à faire ce choix sont assez évidentes, la photo est extrêmement puissante notamment à cause de l’isolement de l’enfant. De cette manière, le photographe a pu appuyer bien plus fortement son message sur l’urgence de la situation au Soudan. Et nul doute que son image ainsi cadrée a eu bien plus d’impact que si on avait vu la tante de l’enfant. Alors Kevin Carter a peut-être menti pour la bonne cause, mais ça n’en reste pas moins un mensonge. (Source)

 

B. Parlons ensuite de l’instant

Je ne sais pas si vous vous rappelez cette photo qui a fait le buzz en 2017. Il s’agit de la photo de la première poignée de main entre Donald Trump, président des Etats-Unis nouvellement élu, et Justin Trudeau, premier ministre du Canada. La photo est l’oeuvre de Kevin Lamarque.

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Sur la photo, Trudeau semble regarder la main de Trump avec mépris, sans aucune intention de la prendre pour la serrer. Cette photo est rapidement devenue virale, les gens se disait « enfin quelqu’un qui va résister à Trump ».

Mais une vidéo de la scène montre que ce n’est pas du tout ce qui s’est passé. Quand Trump lui a tendu la main, Trudeau l’a saisi presque instantanément, sans afficher aucun mépris. Ce qui s’est passé, c’est que le photographe a déclenché exactement au moment où Trudeau regardait la main. Et comme la photo ne raconte qu’une partie de l’histoire, on ne voit pas qu’il a en fait saisi la main immédiatement. Cette fois c’est le timing de la prise de vue qui fait raconter à cette photo une histoire qui est en réalité complétement fausse. Comme il est certain que le photographe a d’autres images de ce moment, choisir de montrer cette image au lieu d’une autre a un impact fort et déforme la réalité de la situation. (Source)

La vidéo de la scène :

 

Dernier exemple avec encore une photo historique, prise par Eddie Adams en 1968 lors de la guerre du Vietnam, qui représente une exécution en pleine rue.

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Le photographe a par la suite exprimé beaucoup de regrets autour de cette photo, en insistant notamment sur le fait qu’une image ne raconte qu’une toute petite partie d’une histoire complexe, et que son image déformait la réalité de ce qu’était cet homme (celui qui tire sur la photo). Ce sont ses mots :

« Deux personnes sont mortes dans cette image : celle visée par la balle et le général Nguyen Ngoc Loan. Le général a tué le Viêt-Cong ; j’ai tué le général avec mon appareil photo. Les images fixes sont l’arme la plus puissante du monde. Les gens les croient, mais les photos mentent, même sans manipulation. Elles ne sont que des demi-vérités. Ce que la photo ne disait pas, c’est : qu’est-ce que vous auriez fait si vous aviez été le général au même endroit et au même moment, lors de cette chaude journée, et que vous aviez attrapé ce sale type après qu’il a tué un, deux ou trois soldats américains ? […] Je ne dis pas que ce qu’il a fait était juste, mais vous devez vous mettre à sa place. »

Et encore :

« La photo ne dit pas non plus que le général a consacré beaucoup de son temps à essayer de faire construire au Vietnam des hôpitaux dédiés aux blessures de guerre. L’image a vraiment fichu sa vie en l’air. Il ne me l’a jamais reproché. Il m’a dit que si je n’avais pas pris cette photo, un autre l’aurait fait, mais je me suis longtemps senti mal pour lui et sa famille. […] » (Source)

3. On ment, et alors ?

C’est vrai ça, et alors ? Je ne vous accuse pas d’être de mauvaises personnes parce que vos photos travestissent la réalité, ça non. Déjà parce que les miennes font pareil, et surtout car je ne pense pas que la photo soit un art a vocation objective. Plus largement, je ne pense pas que l’art puisse être objectif. Même quand la photo de journalisme prend forcément partie car le journalisme objectif n’existe pas. Ça mériterait d’être un peu plus développé mais ce n’est pas le sujet de cet article. Du coup oui, photographier c’est mentir, mais qui a dit que c’était une mauvaise chose ?

 

Si vous préférez voir ma tête, je résume cet article dans la vidéo ci-dessous :

 

Cette vidéo a été réalisée avec le matériel suivant :

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2 commentaires

  1. Merci, merci pour cette video

    je suis tellement en phase avec ce que vous dites. Les photos sont des images, des representations isolees de la complexite de leur contexte. Mais comme vous le dites, nothing bad!
    mais a partir de la, a partir des informations que l’on selectionne ou que d’autres ont selectionnees pour nous, on se fait une representation du monde.
    et cette representation est tellement subjective…

    merci aussi d’avoir parle de cette image du monde qui semble si ‘iconique’ qu’elle est prise souvent comme non discutable. La realite est beaucoup plus vaste, beaucoup plus ouverte et c’est precisemment la que notre plaisir d’etre humain se trouve.

    d’une part la photographie participe a la construction de notre representation du monde, d’autre part cette representation n’est que tres limitee et il ne faut pas etre dupe.

    Merci encore!

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